LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Władysław Reymont
1867 – 1925
DANS LA BRUME
1906
Traduction de E.-L. Wagner dans Vers et prose, tome 7, 1906.
À CHARLES COTTET,
Le grand poète de la mer et de la tristesse.
Le soleil planait très bas au-dessus de l’océan comme un oiseau fatigué qui, péniblement, traîne ses ailes d’or ; et les rivages élevés, les hautes masses des arbres, les rochers agrestes vomis par les eaux, les gueules ouvertes des baies, les mâts courbés, les tours des églises et les solitaires menhirs semblaient se pencher vers lui et tendre leurs bras suppliants pour le retenir — mais le soleil pâle, troublé, effaré, s’enfuyait, tombait toujours plus vite, car en haut, par le ciel sombre, couraient les corps monstrueux et gris des nuages ; ils venaient du nord, rampaient menaçants du midi, coulaient en foule innombrable de l’orient, se suivaient pas à pas, s’unissaient en une demi-sphère, en une meute furieuse, affamée.
Par moments, le jour s’assombrissait, car certains nuages détachés en avant, entremêlés en un vol fou, se précipitaient aveuglément comme des bêtes écumantes dans les abîmes fuligineux du soleil.
Le jour frémit d’inquiétude ; par le monde passait la frayeur, toutes les voix étaient mortes, toute créature retenait son souffle ; l’océan s’immobilisa ; ce fut le calme de l’attente, le calme de l’effroi ; seules les eaux murmuraient en reculant impuissantes dans les précipices de la crainte et du silence, seuls, les derniers sanglots des dernières lames parmi les rochers armés de crocs noirs, et le clapotis douloureux des longues langues d’écume agrippées aux pierres.
Soudain le jour s’effrita.
De tous côtés les nuages atteignirent le soleil et s’effondrant sur lui le mirent en lambeaux flamboyants, le dévorèrent avidement de leurs mâchoires boueuses ; il s’éteignit dans le gouffre de ces gueules immondes.
Une ombre triste, cendrée, s’épandit sur le jour aveugle.
Au loin, très loin s’éleva, grave, un sourd grondement.
Puis un insondable et mortel silence.
Par le monde quelque chose d’inconcevable s’accomplissait.
Sur les eaux livides de l’océan s’avançait lourdement l’Inconnu.
La terre frissonna, les mouettes chassées par la frayeur s’enfuyaient de leurs nids rocheux, les arbres eurent des murmures de crainte.
Et du village de pêcheurs semé autour de la baie, des ruelles étroites, des maisonnettes en granit, des routes blanches bordées de chênes tordus s’élançaient des femmes vêtues de noir ; les sabots claquetaient sur le granit, les cornettes blanches tremblaient et les rubans flottaient derrière elles.
Elles allaient vite au bord de l’océan, par deux, par trois, par quatre, comme des lames courtes, écumeuses, avant la tempête ; elles s’arrêtaient immobiles parmi les rochers et leurs yeux inquiets erraient sur les eaux livides, leurs yeux, avec frayeur, fouillaient les ténèbres comme des oiseaux qui tenteraient vainement d’apercevoir la terre.
Pas une voile ne s’inclinait sur l’onde grise, pas une traînée de fumée ne se dessinait, pas un clapotis ne scintillait dans l’espace.
Et les sabots claquetaient sans cesse. Hors des ruelles étroites, des maisonnettes en granit, des routes blanches, les femmes s’élançaient ; elles allaient par deux, par trois, par quatre ; elles tricotaient des bas et s’avançaient fixant les lointains gris, elles allaient rapides ; les cornettes tremblaient et les rubans blancs flottaient derrière elles.
Elles grimpaient sur les pentes abruptes, sur les masses élevées de rochers jetés au loin dans la mer par la main des cyclopes, vers la chapelle svelte, poussée entre les hauts blocs de granit étagés, et regardaient le désert de l’océan, écoutant le calme avec crainte.
Puis elles s’assirent en rang au bord du précipice comme des oiseaux de deuil à têtes blanches ; elles tricotaient des bas, les aiguilles scintillaient entre leurs mains et parfois un murmure s’échappait de leurs lèvres pâlies. Assises immobiles, elles fixaient les flots silencieux, opaques, et leurs âmes glissaient sur les profondeurs de l’horizon, planaient au-dessus des sombres gouffres déserts, fouillaient les eaux livides, appelant de leurs voix muettes et douloureuses.
Pas une voile n’émergeait des abîmes et le silence ne répondit par aucun clapotis de rames.
Vers les cœurs en détresse s’avançait lourdement l’Inconnu.
Alentour quelque chose d’inconcevable s’accomplissait.
C’était comme si soudain le ciel se fût effondré ; les corps gigantesques des nuages fondirent sur la terre et les eaux, en masses monstrueuses de brumes grises.
Un insondable tourbillon s’éleva, ouragan muet de poussière et, silencieusement, les brouillards couvrirent le monde. Ils s’élevaient des eaux en trombe vacillante, montaient de terre, emmêlés, et les inépuisables cratères du ciel soufflaient des colonnes de fumée pâle qui rampait lentement, jaillissait en fontaines, s’épandait de plus en plus largement et coulait sans trêve comme une mer écumante de grisaille et de tristesse.
Les femmes se hélaient entre elles et, errant parmi les tourbillons, s’assemblaient sous la chapelle, se blottissaient contre les murs, s’asseyaient sur le seuil ; leurs aiguilles scintillaient toujours et elles regardaient le monde avec une inquiétude croissante.
Déjà le village était noyé dans la grisaille ; déjà les plus hauts faîtes des chênes se balançaient en ombres fugitives ; comme vus à travers l’eau, les menhirs veillant depuis des siècles sur les bords n’étaient que des silhouettes vagues, et l’océan glissait lentement dans les profondeurs troubles, brillant encore parfois sous les blancheurs comme un œil qui s’endort ; puis il retomba dans les tourbillons ; à la fin, tout fut gris et s’effondra en poussière dans les abîmes du néant.
Sous la chapelle, par moments, murmurait une voix effrayée, parfois un sabot frappait le sol, ou bien s’élevait la plainte douloureuse d’un sanglot. Puis venaient les longues, lourdes et douloureuses minutes de silence. Soudain, dans ce calme mortel, s’éleva un son perçant, une cloche sonna quelque part loin, loin...
— On sonne à Sainte-Anne ! dit une voix. Et tout de suite, comme venue des profondeurs des eaux, errante parmi les brumes, une autre cloche répondit doucement.
— C’est de Saint-Philibert de Tréguen qu’on sonne ! s’écria quelqu’un. Puis une troisième cloche résonna très haut près du ciel comme l’écho des chœurs des anges.
— C’est à Sainte-Joséphine qu’on sonne !
Puis une quatrième répondit, une cinquième et d’autres, plus loin, qu’on entendait à peine. À chaque instant s’ajoutait une voix nouvelle, aussitôt, d’un autre côté, s’élevait une chanson ; et parfois toutes les cloches frappaient à l’unisson, en un chœur de bronze immense sur l’univers, comme un cortège d’oiseaux sanglotants.
Soudain cet harmonieux accord se rompait et se dispersait ; il n’y avait alors que des voix solitaires, cris de frayeur, appels de noyés, pleurs d’enfants, perdus dans les abîmes gris.
Les brumes, comme déchirées par les voix inlassables des cloches, s’agitèrent violemment ; ce fut un fourmillement noir et dans l’espace les flots clapotèrent ; la respiration de l’océan, étouffée, lourde, s’exhala. Un vent chaud soufflait de la terre, pénétrait silencieusement au travers des brumes, baisant câlinement les yeux en pleurs des femmes, et s’enfuyant effrayé, se perdait dans le silence.
Et toujours les cloches appelaient les égarés ; elles appelaient comme des mères en détresse, de la voix profonde de l’inquiétude ; tout le rivage résonnait d’un sanglot de bronze comme si la terre entière eût douloureusement supplié l’océan d’être pitoyable.
Dans un silence mortel les femmes pénétrèrent dans la chapelle et, parmi la brume épaisse qui planait, s’agenouillèrent par deux, par trois, par quatre.
Sur un autel bas, sculptée en granit, dans l’or et le bleu de ses habits, la Sainte Vierge se dressait avec l’Enfant. À la lumière éparse des lampes, sa main tendue, sa figure pâle et ses yeux immobiles apparaissaient à peine.
Elles s’agenouillaient humblement et, s’inclinant jusqu’à terre, murmuraient de ferventes prières. Une jeune fille saisit la corde qui pendait devant l’autel et se mit à sonner. Elle se penchait lentement, rythmiquement, les yeux fixés dans les yeux sacrés, immobiles ; elle sonnait l’alarme, elle faisait savoir aux égarés sur l’océan qu’ici on veillait, on s’effrayait, on pleurait.
Le murmure des prières tombait comme une pluie lourde et silencieuse ; par instants des soupirs, des sanglots étouffés s’élevaient ; parfois des mains se tendaient suppliantes et la cloche battait incessamment comme ces cœurs alarmés, et, dans l’espace embrumé, d’autres lui répondaient, lointaines ou proches, d’une même plainte alanguie, comme tous ces cœurs qui, là-bas, quelque part sur les rivages déserts, dans les misérables hameaux de pêcheurs, sur les rochers solitaires, tremblaient d’une frayeur mortelle.
Les femmes avaient rampé jusque devant l’autel et de leurs âmes torturées s’échappa un chant suppliant, plein de larmes :
Ave, Ave, Ave Maria !
Les Saints et les Anges
En chœurs glorieux
Chantent vos louanges,
Ô reine des cieux !
À tirer la corde les femmes alternaient et la cloche ne se taisait pas un moment. Elle sanglotait, gémissait, suppliait dans sa douleur comme ces chants à la Sainte-Vierge.
Ave, Ave, Ave Maria !
Soyez le refuge
Des pauvres pécheurs.
Ô mère du Juge
Qui sonde les cœurs.
Mais les barques ne revenaient pas. Déjà la nuit, titubant parmi les flots déchaînés, jetait sur le monde son ombre lugubre. Les brumes noircies se fondaient en une pluie fine et froide. Quelquefois on entendait le vent harceler les arbres ou l’océan rugir une menace ; puis un silence encore plus profond retombait, dans lequel la voix des cloches, en colonnes sonores, semblait atteindre le ciel pour appeler Dieu, et les chants des femmes, les supplications sanglantes, s’éclaboussaient sans écho comme des cris d’oisons dans les abîmes de la nuit. Durant de longues heures infinies elles priaient avec ferveur, fixant les yeux immobiles de la Sainte-Vierge ; leurs âmes s’évanouissaient déjà d’inquiétude, lorsque quelqu’un cria :
— Des lumières en mer !
La cloche se tut, le chant s’interrompit ; elles s’élancèrent sur le rivage et, s’accrochant aux rochers, elles fouillaient des yeux l’obscurité.
Assez près, semblait-il, sur la route de la baie, des scintillements multiples s’élevaient sur les flots invisibles, en une phosphorescence fugitive et se perdaient ensuite pour d’interminables minutes. Les femmes essuyaient leurs yeux en pleurs et, le souffle contenu, appliquant l’oreille contre terre, cueillaient avidement les échos lointains encore, à peine perceptibles, des voix et le clapotis des rames.
— Ils reviennent ! Ils reviennent !
Les appels s’élancèrent dans la brume en un cortège de voix chanteuses.
— Ils reviennent ! Allez sonner ! Ils entrent dans les rochers ! Des lumières !
La cloche, de nouveau, retentit dans la chapelle et, sur le rivage, parmi les tourbillons opaques, des cercles de lumière battirent comme des papillons d’or. Les sabots claquetèrent, un tumulte joyeux éclata ; des cris se croisaient comme de gais chants d’oiseaux, car, de plus en plus proches, les rames frappaient l’eau ; des filets de lumière rampaient lentement hors des profondeurs en pointes acérées et, derrière eux, émergeait toute une masse composée de brume et d’ombre. Une file de bateaux se dessinait de plus en plus distinctement.
— Qui est en avant ? Qui ? — demandaient-elles penchées sur l’Océan.
— La « Sainte-Barbe » — répondit-on de la brume.
Plusieurs femmes s’élancèrent vers le port.
— Vous revenez tous ?
— Nous ne savons pas. Nous nous sommes perdus dans le brouillard !
— La pêche est-elle bonne ? Qui c’est qui répond ?
— La « Rosa Mystica » !
— Qui c’est qui vient après vous ?
— « Trois Étoiles » ?
Les appels se croisaient entre le rivage et la brume.
Les femmes se heurtaient dans l’obscurité, pressaient le pas vers le port, et le cortège de silhouettes brumeuses pénétrait dans la baie ; les eaux bouillonnaient, déchirées par les avants pointus ; les rames battaient l’eau en cadence, les agrès libres grinçaient.
Et, sur le littoral, les cloches se taisaient ; à chaque moment, d’un autre côté, les sons disparaissaient, la nuit devenait silencieuse. À travers les brumes noires qui retombaient en pluie toujours plus épaisse, les lumières de lanternes invisibles couraient sur les eaux comme des yeux vigilants, et le port s’animait de plus en plus.
À tout moment, on abordait : une barque noire s’élançait sur le rivage comme un poisson et se couchait sur le flanc. Le rivage fourmillait de lumières dans lesquelles les brumes tremblaient comme des haillons sales, comme des filets mouillés, déchirés ; les sabots claquetaient, les portes claquaient, les rires joyeux jaillissaient ainsi que les appels de bienvenue ; à tout moment un groupe disparaissait dans les maisonnettes de granit, les ruelles étroites ou les gueules embrumées des routes.
Cependant la cloche, dans la chapelle, hélait encore plaintivement car il manquait trois barques, et un groupe de femmes veillait sur les rochers.
Mais avant minuit deux d’entre elles revinrent et, comme l’équipage ayant ramassé les filets, se dirigeait vers les maisons, une vieille lui barra le chemin.
— « Je Cherche » est-elle loin ?— demanda-t-elle tout bas.
— Savons pas, la mère. Tout de suite après midi le brouillard et le vent nous ont saisis. Nous nous sommes perdus. Peut-être qu’elle vient derrière nous, peut-être qu’elle s’est égarée ou ben qu’elle attend près des Sirènes que le brouillard soit tombé. Le temps est mauvais ; au large le flot vient d’en bas, le vent est court et le brouillard étouffe ; c’est seulement près des rochers que nous avons entendu les cloches. Ayez pas peur, y reviendront au matin. Bonne nuit, mère Caradec !
Elle ne répondit pas, elle écoutait l’océan.
Depuis longtemps déjà, le rivage s’était tu ; les derniers paniers de poissons avaient été enlevés des barques, quelque part la dernière porte s’était refermée, le dernier cabaret était clos et la dernière fenêtre s’était éteinte ; la mère Caradec veillait encore. Elle attendait son fils et sa fière « Je Cherche ». Elle attendait.
La nuit retomba silencieuse, obscure, humide. Les brumes enveloppaient le monde de leurs voiles noirs, mouillés, sur lesquels de temps en temps brillaient les éclats argentés de lumières lointaines. L’océan s’effondrait lourdement dans l’obscurité, les eaux s’amassaient ; on entendait la foule tumultueuse des vagues sortir des profondeurs et éclabousser les bords avec une plainte. La lutte sauvage, acharnée, avec la terre, recommençait.
Le village dormait, les maisonnettes en granit s’étaient assoupies, et les ruelles étroites, les routes interminables reposaient inertes au fond de la nuit.
Dans la chapelle déserte, embrumée, une lampe brûlait et parmi les reflets tremblants, dorés, émergeait, spectrale, la figure violette de la Sainte-Vierge et ses yeux immobiles regardaient à travers le brouillard, à travers le monde entier.
Assise sur le seuil, la mère Caradec égrenait un chapelet.
Patiemment elle attendait son fils et sa « Je Cherche ».
La pluie filtrait sans cesse et la frappait à la tête avec un murmure monotone assoupissant. Parfois les lames du flux crachaient sur elle une immonde écume salée ; mais elle ne sentait pas le froid ; absorbée dans sa prière elle ne savait ce qui se passait autour d’elle.
Elle disait son chapelet, pesant longtemps chaque grain, murmurant chaque mot avec un infini amour ; cette prière la défendait contre l’inquiétude et la frayeur dont les serpents flamboyants enveloppaient son cœur en des étreintes étouffantes. Par moments elle oubliait la prière, le chapelet s’échappait de ses mains et ses yeux se dirigeaient, craintifs, dans l’obscurité menaçante et lugubre.
Elle cherchait son fils là bas et ne trouvait que l’effroi, car, venus des brumes, les terribles fantômes du passé entouraient son âme.
Ils éveillèrent en elle les anciennes minutes maudites et douloureuses.
— Ayez pitié de moi ô Mère de miséricorde ! — murmurait-elle suppliante, revenant dans le cercle des reflets dorés. Et, comme un oison abandonné, elle se blottissait confiante aux pieds de la statue sacrée ; elle voulait s’enfuir loin de ces fantômes lugubres ; mais les anciennes douleurs, les anciens désespoirs, comme des cadavres, se levaient des tombes de l’oubli.
Comme maintenant, elle avait jadis attendu son mari, à cette même place, par une semblable nuit embrumée d’automne.
Et il n’était pas revenu.
— Mère pleine de miséricorde, ayez pitié de moi ! — sanglotait-elle désespérément.
Un nouveau souvenir rampa hors des antres de la mémoire ; un cortège de souffrances ressuscitées lui déchirait le cœur.
Comme maintenant, elle avait jadis attendu son fils aîné par une nuit terrible d’ouragan. Aux pieds de cette même Vierge elle avait mendié la miséricorde.
Et il n’était pas revenu.
Une tempête de frayeur soudaine, terrible, l’arracha de sa place et la jeta devant l’autel, devant le visage pâle, à peine visible. Les yeux immobiles regardaient parmi les reflets dorés, la transperçaient de part en part, froidement, impitoyablement.
Elle se leva avec un cri de folie et s’enfuit sur le rivage. Errante parmi les rochers, se heurtant dans les ténèbres, elle cria longtemps désespérément ; elle appela son fils et supplia l’univers d’avoir pitié.
L’océan, sous les amas noirs de brume et de nuit s’agitait lugubrement ; les lames du flux s’élevaient des profondeurs, s’élançaient de plus en plus haut et, frappant les rochers, avec fracas, s’effondraient dans les abîmes. L’hymne des puissances terribles s’étendait dans l’infini et cette voix d’une âme maternelle fatiguée était comme le bruissement d’une feuille qui tombe à côté du tonnerre ; ses larmes, ses détresses, ses espérances, toute la souffrance de la vie humaine pesaient telle une plume emportée par l’ouragan, c’était une goutte, un frisson perdu pour toujours dans le chaos : elle n’était rien.
La mère Caradec ayant senti cette impuissance infinie se glissa humblement dans la chapelle, saisit la corde et secoua la cloche de toutes ses forces, de toute la force de l’espoir.
Ses yeux affolés, ses yeux suppliants, ses yeux mourants, elle les fixa sur les yeux sacrés, immobiles, avec une plainte douloureuse.
— Faites-le revenir ! Faites-le revenir !
Et la cloche appelait d’une voix de frayeur, d’une voix de désespoir, avec la nostalgie des attentes ; elle appelait comme ce cœur de mère.
Par instants le son s’élevait violent et dans une fièvre mortelle jetait des cris sauvages, désordonnés d’agonisants — comme ce cœur de mère. Parfois, épuisée de fatigue, la cloche pleurait et se plaignait tout bas ; et parmi les sanglots déchirants, parmi les gémissements elle poussait un cri douloureux — comme ce cœur de mère.
Et soudain elle se taisait engourdie, puis explosait puissamment ; la colère l’agitait, la haine et la révolte ; comme à poings serrés elle maudissait, de la voix foudroyante des sacrifiés — comme ce cœur de mère.
Elle sonnait sans cesse, les mains secouaient la corde inconsciemment ; le dos se courbait et se relevait automatiquement ; de tout son espoir elle pendait au cœur de la cloche et de son propre cœur douloureux elle frappait le bronze ; ses yeux étaient fixés sur les yeux immobiles, sacrés.
Elle sonnait, déjà inconsciente, mais avec une foi, une confiance croissantes. Son espoir grandissait, car il lui semblait que cette main de pierre se tendait pour essuyer câlinement son visage inondé de larmes en un rang infini de perles ; il lui semblait que ces yeux immobiles avaient brillé de pitié et que ces lèvres de pierre, violettes, lui disaient quelque chose ; qu’elle entendait distinctement la douce voix de la miséricorde et de la pitié.
Et elle sonnait sans cesse, sans relâche, dans une ivresse extatique, écoutant ces murmures sacrés qui coulaient sur son âme comme un chœur d’anges, pour y porter le calme, l’apaisement et l’indicible, l’immense bonheur de l’oubli.
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Au matin on l’arracha de la corde, déjà insensée.
Et elle retomba pour toujours dans cette autre nuit des terribles attentes.
Puis elle disparut du village ; on disait même qu’elle était morte ; mais les pêcheurs la voyaient parfois sur les rivages déserts de l’océan ; elle fixait toujours ses yeux fous sur les yeux sacrés. Immobiles, déchirait l’espace de ses mains comme si elle eût encore sonné, frappant infatigablement la cloche de l’éternelle et folle espérance...
Cependant son fils ne revint pas.
Concarneau, 30 septembre 1906.
W.-ST. REYMONT
Traduit sur le manuscrit polonais par E.-L. Wagner
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